3

Cinq jours après, Helward était prêt à partir. Il n’avait à la vérité jamais douté de sa décision, mais il avait eu du mal à expliquer à Victoria son absence forcée. Horrifiée au début, elle avait brusquement changé d’attitude.

— Bien sûr, il faut que tu y ailles. Ne te sers pas de mon état comme d’une excuse.

— Mais l’enfant ?

— Tout ira bien. Que ferais-tu d’ailleurs, même si tu étais ici ? Tu marcherais de long en large, ou énerverais tout le monde. Les médecins s’occuperont bien de moi. Ce n’est pas la première grossesse dont ils ont à se soucier.

— Mais… ne désires-tu pas ma présence ?

Elle lui avait pris la main :

— Bien sûr que si. Mais rappelle-toi ce que tu m’as dit. Le serment n’est pas aussi impératif que tu le croyais. Je sais que tu pars… et qu’à ton retour il n’y aura plus de mystère. Et si ce qu’Échanges Collins a dit est vrai, tu pourras me parler de tout ce que tu auras vu.

Helward n’avait pas très bien compris ce qu’elle entendait par là. Depuis un certain temps, il avait pris l’habitude de lui confier une grande part de ce qu’il voyait et faisait hors de la ville et Victoria l’écoutait avec beaucoup d’intérêt. Il ne voyait plus aucun mal à s’entretenir avec elle, bien qu’il s’inquiétât de la voir toujours aussi curieuse, d’autant qu’une grande partie de ce qu’il lui avait raconté ne touchait qu’à ce qu’il considérait comme des détails insignifiants.

Quoi qu’il en soit, il n’avait plus aucun motif d’éviter le voyage vers le passé et, au fond, l’idée l’enthousiasmait. Il en avait tellement entendu parler, surtout à demi-mot, par allusions, et voilà que le temps était venu pour lui de s’y aventurer à son tour ! Jase était déjà dans le passé… peut-être se rencontreraient-ils. Il avait envie de revoir Jase. Tant de choses étaient intervenues depuis qu’ils ne s’étaient parlé. Se reconnaîtraient-ils seulement ?

Victoria n’alla pas le voir partir. Elle était encore au lit dans sa chambre quand il la quitta. Pendant la nuit, ils avaient tendrement fait l’amour, en plaisantant à demi sur la nécessité « d’en prendre pour longtemps ». Elle s’était accrochée à lui quand il l’avait embrassée une dernière fois et, en fermant la porte pour s’engager dans le couloir, il avait cru l’entendre sangloter. Il s’était immobilisé, prêt à retourner près d’elle, puis, après une brève hésitation, il avait poursuivi son chemin. Inutile de faire durer une situation pénible.

Clausewitz l’attendait dans la salle des Futurs. On avait entassé dans un coin un équipement rudimentaire et étalé un grand plan sur la table. L’attitude de Clausewitz était différente de celle qu’il avait eue lors de l’entrevue précédente. Dès que Helward fut entré, Clausewitz le conduisit devant le bureau pour lui expliquer sans préambule ce qu’il devrait faire.

— Voici un plan composite du terrain au sud de la cité. Il est fondé sur l’échelle linéaire. Vous savez ce que cela veut dire ?

Helward fit un signe affirmatif.

— Bon. Un centimètre sur le plan est en gros équivalent à un kilomètre… mais en distance linéaire. Pour des raisons que vous découvrirez par la suite, cela ne vous sera d’aucune utilité. Pour le moment, la ville est ici, et le village que vous devez retrouver est là. (Clausewitz désignait un amas de points noirs à l’autre bout du plan.) À compter d’aujourd’hui, la distance est exactement de soixante-sept kilomètres. Quand vous aurez quitté la ville, vous vous apercevrez que les distances et les directions sont trompeuses. Auquel cas, le meilleur avis que je puisse vous donner – comme à tous nos autres apprentis – c’est de suivre les pistes de la ville. Quand vous vous rendez au sud, elles sont votre seul lien avec nous et le seul moyen de retrouver le chemin du retour. Les puits creusés pour les fondations et les traverses doivent encore être visibles. Avez-vous compris cela ?

— Oui, monsieur.

— Vous accomplissez ce voyage pour une raison essentielle. Vous devez faire en sorte que les femmes qui vous sont confiées parviennent en sûreté à leur village. Cela fait, vous reviendrez à la ville sans délai.

Helward s’occupait à des calculs mentaux. Il savait combien de temps il lui faudrait pour parcourir un kilomètre… quelques minutes seulement. En une pleine journée de marche par temps chaud, il pouvait espérer couvrir au moins vingt kilomètres… et avec les femmes qui ralentiraient sa progression, la moitié. Dix kilomètres par jour, cela faisait sept jours pour l’aller, trois ou quatre pour le retour. Au pis, il serait de nouveau en ville dans les dix jours – soit dans un kilomètre, selon la façon de compter le temps dans la cité. Il se demanda soudain pourquoi on lui avait affirmé qu’il ne serait pas de retour pour la naissance de son enfant. Qu’avait donc dit Clausewitz l’autre jour ? Qu’il serait absent pendant dix à quinze kilomètres… et peut-être même cent ! Cela paraissait insensé.

— Il vous faudra un moyen de mesurer les distances, pour que vous sachiez quand vous approcherez du village. Entre la cité et cette agglomération, il y a maintenant trente-quatre anciens emplacements de supports de câbles. Ils sont marqués sur ce plan sous l’aspect de lignes droites en travers des voies. Vous ne devriez pas avoir trop de mal à les repérer : les voies laissent toujours des traces distinctes sur le sol. Suivez toujours la voie extérieure gauche. C’est-à-dire, en allant au sud, la plus à votre droite. Le village est situé de ce côté des voies.

— Mais les femmes reconnaîtront certainement la région dans laquelle elles vivaient ? s’étonna Helward.

— C’est exact. Voyons… le matériel dont vous aurez besoin. Tout est ici et je vous conseille de tout emporter. Ne croyez pas que vous puissiez vous passer d’une partie de cet équipement, parce que nous savons très bien ce que nous faisons. Est-ce clair ?

Une fois de plus, Helward répondit qu’il avait bien compris. Puis il examina le matériel avec Clausewitz. L’un des paquets ne contenait que des aliments synthétiques déshydratés et deux grandes gourdes d’eau. L’autre renfermait une tente et quatre sacs de couchage. Il y avait en outre une longueur de forte corde, des grappins de fer, une paire de bottes à crampons de métal… et une arbalète démontable.

— Avez-vous des questions à me poser, Helward ?

— Je ne pense pas, monsieur.

— Vous en êtes sûr ?

Helward regarda de nouveau l’équipement. Ce serait un sacré poids à transporter, à moins qu’il ne puisse partager la charge avec les femmes… et la vue de toute cette nourriture séchée lui soulevait l’estomac.

— Est-ce que je ne pourrais pas vivre des ressources naturelles, monsieur ? dit-il. Je trouve cette nourriture synthétique peu appétissante.

— Je vous conseillerai au contraire de ne rien manger qui ne sorte de ces paquets. Vous pouvez enrichir votre provision d’eau si vous le désirez, mais assurez-vous qu’il s’agit d’eau courante. Si vous mangez n’importe quel produit local une fois que vous serez hors de vue de la ville, cela vous rendra probablement malade. Je l’ai fait une fois, quand j’étais dans le passé, et j’en suis resté malade pendant deux jours. Ce n’est pas une vague hypothèse que je vous avance, c’est un conseil fondé sur une expérience pénible.

— Mais nous mangeons bien des produits indigènes dans la ville ?

— Et la ville est proche de l’optimum. Vous allez loin au sud de l’optimum.

— Cela modifie donc la nourriture, monsieur ?

— Oui. D’autres questions ?

— Non, monsieur.

— Bon. Alors il y a quelqu’un qui voudrait bien vous voir avant votre départ.

Il fit un geste vers une porte intérieure, que Helward alla ouvrir. Dans une petite pièce, son père l’attendait.

La première réaction de Helward fut la surprise, puis aussitôt après l’incrédulité. Moins de dix jours auparavant, il avait vu son père qui s’éloignait à cheval vers le nord… et maintenant, en cette courte période, il lui semblait que son père avait soudain horriblement vieilli. Quand il entra, son père se leva, en s’appuyant d’une main maladroite sur une chaise. Il se tourna péniblement face à Helward. Toute son apparence portait les marques d’un âge avancé. Il se tenait voûté… ses vêtements ne lui allaient pas et la main qu’il tendit était agitée de tremblements.

— Helward, mon fils, comment vas-tu ?

Ses manières avaient également changé. Il n’y avait plus trace de la méfiance à laquelle Helward était habitué.

— Père… comment te sens-tu ?

— Très bien, mon fils. Il faut que je me repose à présent, me dit le médecin. Je suis allé dans le nord une fois de trop. (Il se rassit et d’instinct Helward s’avança pour l’aider.) On me dit que tu descends vers le passé. Est-ce exact ?

— Oui, père.

— Fais bien attention, mon fils. Il y a là-bas de quoi te remuer l’esprit. Pas comme dans le futur… où est ma place.

Clausewitz avait suivi Helward et se tenait à présent sur le seuil.

— Helward, il faut que vous sachiez que l’on a administré une piqûre à votre père.

Helward se retourna.

— Comment cela ?

— Il est rentré à la ville hier soir, en se plaignant de douleurs dans la poitrine. On a diagnostiqué une angine de poitrine et on lui a injecté un calmant. Il devrait être au lit.

— Très bien. Je ne m’attarderai pas.

Helward s’agenouilla sur le plancher près de la chaise.

— Te sens-tu mieux à présent, père ?

— Je te l’ai dit… tout va bien. Ne t’en fais pas pour moi. Comment va Victoria ?

— Cela s’annonce bien.

— Une bonne fille, Victoria.

— Je lui dirai de te rendre visite, dit Helward.

C’était affreux de voir son père dans cet état. Ils bavardèrent encore quelques minutes, mais bientôt le vieillard ne parvint plus à concentrer son attention. Il finit par fermer les yeux. Helward se releva.

— Je vais chercher un médecin, dit Clausewitz en sortant précipitamment.

Quand il revint au bout de quelques instants, il était accompagné de deux administrateurs de la Médecine. Ils soulevèrent avec précaution le vieil homme et l’emportèrent dans le couloir où une civière couverte d’un drap blanc attendait.

— Est-ce qu’il se rétablira ? demanda Helward.

— On s’occupe de lui, c’est tout ce que l’on peut dire.

— Il paraît si vieux, dit Helward, sans réfléchir.

Clausewitz était lui aussi d’un âge avancé, bien que visiblement en meilleure santé que son père.

— C’est un des risques de son travail, dit Clausewitz.

Helward lui jeta un coup d’œil incisif, mais n’obtint pas d’autres éclaircissements. Clausewitz ramassa les bottes à crampons et les présenta à Helward.

— Tenez… essayez-les.

— Pour mon père… voudriez-vous demander à Victoria de lui rendre quelquefois visite ?

— Ne vous tourmentez pas. Je m’en occuperai.

Le monde inverti
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